« Pierre, descendant de la barque,
se mit à marcher sur les eaux et vint vers Jésus… »
Matthieu 14,29
L’Evangile selon Saint Matthieu est le plus riche sur cette seconde tempête apaisée, et aussi le seul à rapporter l’épisode de Pierre marchant sur les eaux. Dès les premiers versets, ne peut-on d’ailleurs y deviner un dessein secret du Sauveur qui oblige les disciples à traverser le lac sans lui ? Cela se situe juste après la première multiplication des pains où Jésus assume lui-même le renvoi des foules et gravit la montagne pour une prière prolongée en solitude :
« Et aussitôt, il obligea les disciples à monter dans la barque et à le devancer sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules. Et quand il eut renvoyé les foules, il gravit la montagne, à l’écart, pour prier. Le soir venu, il était là, seul. » Mt 14,22-23
Ainsi, le décor est campé : Jésus seul priant sur la montagne et la barque des disciples, seuls, « harcelée par les vagues » (Mt 14,24). Et Jean précise : « Il faisait déjà nuit… » (Jn 6,17). Alors surgit tout à coup ce regard de la tendresse de Dieu et sa venue miraculeuse qui n’a pas échappé à Saint Marc[1] : « Les voyant s’épuiser à ramer, car le vent leur était contraire, il vient vers eux à la quatrième heure de la nuit[2] en marchant sur la mer… » Et ici, comment ne pas remarquer ce trait évangélique : « Il allait les dépasser ! » (Mc 6,48). De fait, il faut saisir qu’il fait semblant de les dépasser… Cela nous renvoie à des épisodes majeurs de l’Ancien Testament où Moïse et Elie en témoignent magnifiquement : Yahvé est « un Dieu qui passe » ! (Ex 33 ou 1 R 19,9-13). Et comme avec les disciples d’Emmaüs, se manifeste à nouveau cette sorte de jeu divin où Jésus passe et semble s’éloigner pour provoquer une réaction, un appel… (Lc 24,28-29). De fait, en méditant cet Evangile, on se rend compte à nouveau combien il faut supplier l’Esprit-Saint d’avoir en permanence « l’intelligence de la foi » pour découvrir les « passages » de Dieu !
Les disciples en sont encore loin car « le voyant marcher sur les eaux, ils furent troublés : « C’est un fantôme ! » disaient-ils, et pris de peur ils se mirent à crier ! ». Devant ce trouble, Jésus tente l’apaisement : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! » (Mt 14,26-27). Et dans ces moments délicats du ministère messianique, Pierre commence à exercer sa primauté[3] : « Seigneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux ! – « Viens ! », dit Jésus. Et Pierre, descendant de la barque, se mit à marcher sur les eaux et vint vers Jésus… »
Cependant, si sa foi est réelle, elle est encore fragile : « Mais voyant le vent, il prit peur et, commençant à couler, il s’écria : « Seigneur, sauve-moi ! » Aussitôt, Jésus tendit la main et le saisit, en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » (Mt 14,28-31). Cet épisode nous propulse au cœur de l’Evangile en nous questionnant : jusqu’où ira notre foi en Jésus ? Derrière les belles paroles et les attitudes, il y a tout un éventail de degrés dans la puissance de la foi qui nous unit au Christ : « Car ce qui s’impose proprement à la conscience du croyant, ce n’est ni une vérité, ni une valeur, mais une réalité. Laquelle ? Celle du Dieu saint, vivant et se révélant dans le Christ Jésus… Tout cela est réalité, mais d’un autre ordre que le monde, plus réelle que le monde. Avoir la foi, c’est saisir cette réalité, s’unir à elle, se poser sur elle… Ce qui est arrivé à Pierre se répète tous les jours dans la vie du chrétien[4] ! »
Les étapes, les éclats et les chutes de la foi de Pierre nous invitent autant à l’humilité qu’à l’espérance : on n’a pas la foi une fois pour toutes ! Et il faut donc rester dans une grande vigilance et persévérance. Certes, la foi en Jésus est le trésor de l’Evangile mais il y a une croissance de la graine… (Mt 13,31-32). Dans une société du « tout » tout de suite, la patience de la germination est insupportable ! Et pourtant, la vie de Pierre à la suite de Jésus en témoigne clairement : « De tous ceux qui sont dans la barque, seul Pierre ose répondre ; et il prie le Seigneur de lui ordonner de venir sur les eaux… Mais sa peur sur le lac annonçait aussi sa faiblesse dans la tentation future. Car il osa marcher sur l’eau, mais enfonça ; et la crainte de la mort le poussa à renier son Maître. Cependant, il crie quand il enfonce, et il implore du Seigneur le salut. Le fruit de cette clameur fut sa pénitence : car dès ces premières heures de la Passion, il revint à lui pour confesser sa faute, et il reçut le pardon de son reniement avant que le Christ ne souffrît pour la Rédemption universelle[5]… »
C’est ce moment bouleversant où, juste après son reniement, « le Seigneur, se retournant, fixa son regard sur Pierre » et là, « il pleura amèrement ! » (Lc 22,61-62). Seul, Jésus nous sauve des terribles tempêtes de la vie qui peuvent nous emporter vers le fond… Il faut donc toujours revenir à ce cri de la foi de Pierre quand il enfonce dans l’eau : « Seigneur, sauve-moi ! »
Dans la perspective de la fin des temps, on peut cependant se poser ici une question nouvelle : cet Evangile n’évoquerait-il-pas pour l’Eglise « un passage » de la barque visible à la barque invisible ? Cet épisode unique ne prophétiserait-il pas qu’une Eglise visible et identifiable attaquée de l’intérieur se transforme pour survivre… en « une Eglise cachée » dans le silence et la force de la foi ? Et devant la terrible adversité des derniers temps, le cri de Pierre ne serait-il pas en continu celui de l’Eglise universelle éprouvée : « Seigneur, sauve-nous ! » Car marcher sur l’eau durant les tempêtes est l’Eglise sans autre appui que la foi pure : son unique salut est de « regarder sans cesse Jésus » dans la prière et l’amour !
On pose ici ses pieds sur la barque invisible de l’Eglise où seul le saut dans la foi nous tient debout… Cela me fait penser à ce passage du Film « d’Indiana Jones 3 » avec Harrison Ford[6] : il lui est dit à un moment de traverser un précipice dont l’appui est « invisible » : « C’est le saut dans la foi : tu dois y croire ! » Et quand, face au vide, il fait le premier pas : le passage de pierre se matérialise et le sauve de l’abîme ! N’est-ce-pas là l’enjeu de la foi où le premier pas dans le vide apparent est décisif ? On peut faire référence ici à l’intuition majeure de Sainte Thérèse de Lisieux dans sa simplicité mystérieuse :
« C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour[7] ! »
N’est-ce-pas là le grand saut dans la foi ? Thérèse l’a tant saisi et expérimenté qu’elle ajoute dans la même lettre : « Restons bien loin de tout ce qui brille, aimons notre petitesse, aimons à ne rien sentir, alors nous serons pauvres d’esprit et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons il nous transformera en flammes d’amour… Oh ! que je voudrais pouvoir vous faire comprendre ce que je sens ! … »
Ainsi, à la fin des temps, il faut nous préparer à quitter un certain confort de la foi portée par la barque… et face aux terribles tempêtes eschatologiques, nous nous appuierons sur la barque invisible de la foi, le regard fixé sur Jésus ! Ces défis et ces cris de la foi nous orienterons vers « l’autre rivage » où Dieu nous conduit… car, à travers les épreuves, il veut parfaire cette confiance qui nous immergera dans l’Amour !
Un Saint Bernard nous partage magnifiquement son expérience en ce sens :
« Un jour, Jésus feignait de passer outre, non que ce fut son dessein, mais pour s’entendre dire : « Demeurez avec nous, Seigneur, car il se fait tard ! » (Lc 24,29). Une autre fois encore, marchant sur la mer, il fit semblant de passer outre, voulant éprouver la foi et provoquer la prière des Apôtres. Cette dissimulation, pleine de bonté, qu’a employée le Verbe corporellement visible, l’Esprit ne cesse d’en user à l’égard des âmes. S’il passe, il veut être retenu, et être rappelé s’il s’éloigne. Il va et vient, visitant l’âme le matin, et l’éprouvant ensuite. S’il s’éloigne, c’est de sa part un plan. S’il revient, c’est l’effet de sa seule volonté. Il agit avec sagesse et connaît seul la raison de sa conduite[8]… »
Et dans la mesure où l’Esprit-Saint n’agit jamais sans la Présence de son Epouse, comment ne pas conclure ici par un texte marial sur le Rosaire ? Il est la voie la plus simple et la plus profonde sur le chemin mystérieux de la foi :
N’ayons donc pas peur de la répétition que propose la prière du Rosaire. C’est une répétitivité contemplative qui nous met en harmonie avec le mouvement cyclique de la création… Comme le dit Sœur Lucie de Fatima : « La répétition des « Ave Maria » n’est pas une chose vieillie. Toutes les choses qui existent et ont été créés par Dieu se maintiennent par le moyen de la répétition continuelle des mêmes actes… Le soleil, la lune, les étoiles, les oiseaux, les plantes… et ils sont bien plus anciens que le Chapelet ! Saint Jean dit que les bienheureux dans le Ciel chantent un cantique nouveau, en répétant toujours : « Saint, saint, saint est le Seigneur ! » (Ap 4,8). Et le cantique est nouveau parce que, dans la lumière de Dieu, tout apparaît avec un reflet nouveau[9]! »
Ainsi, cette vigilance du cœur exprimée dans la répétition du chapelet est l’expression d’une foi où le pauvre demande, l’assoiffé cherche et où l’amoureux frappe inlassablement à la porte du Cœur de Dieu ! (Lc 11,9). Il s’agit de désensabler cette source mystérieuse cachée au fond de nous… Le Rosaire vient donc libérer en nous la « Source cachée » ! Chaque « Réjouis-toi » est éclosion de joie parce qu’il nous ouvre à l’éternelle nouveauté de l’Amour offerte à travers le Cœur silencieux de Marie…
+Marie-Mickaël
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Notes
[1] Saint Irénée de Lyon écrivait en 180 : « Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. L’influence de Pierre se lit, paradoxalement, dans la grande humilité de son porte-parole… »
[2] Entre 3 et 6 heures du matin : on peut dire que Jésus se fait attendre… Cela laisse entrevoir la dimension eschatologique de son retour qui, dans les épreuves multiples des derniers temps, « semblera » longue et improbable : on comprend mieux ici pourquoi certains Saints ou Saintes demandaient pour leur foi « la grâce de la persévérance finale ! »
[3] Souvenons-nous ici de la Confession de Pierre après le discours de Jésus sur le Pain de Vie : « Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de la vie éternelle. Nous, nous le croyons et nous savons que tu es le Saint de Dieu ! » (Jean 6,67-69.)
[4] Romano Guardini, Le Seigneur, vol 1, Ed. Alsatia, 1946, p.224-226.
[5] Saint Hilaire, Sur l’Evangile selon Saint Matthieu, Patrologie Latine 9, 1002.
[6] « Indiana Jones et la dernière croisade », 1989, avec Sean Connery et Alison Doody.
[7] Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, Lettre 197, Cerf-DDB 1992, p.553
[8] Sermon 74, Sur le Cantique des cantiques, 3.
[9] Lettre à Maria Teresa de Cunha, 12 avril 1970.