33e ROSE
[101] Saint Dominique prêchant près de Carcassonne le saint Rosaire on lui amena un hérétique albigeois possédé par le démon. Le saint l’exorcisa en présence d’une grande multitude de peuple ; on tient qu’il y avait plus de douze mille hommes à l’entendre. Les démons, qui possédaient ce pauvre misérable, étant obligés de répondre malgré eux aux interrogations que le saint leur faisait, dirent :
1. Qu’ils étaient quinze mille, dans le corps de ce misérable, parce qu’il avait attaqué les quinze mystères du Rosaire ;
2. Que, par le Rosaire qu’il prêchait, il mettait la terreur et l’épouvante dans tout l’enfer, et qu’il était l’homme du monde qu’ils haïssaient davantage à cause des âmes qu’il leur enlevait par la dévotion du Rosaire ;
3. Ils leur révélèrent plusieurs autres particularités.
Saint Dominique, ayant jeté son rosaire au cou du possédé, leur demanda qui, de tous les saints du ciel, ils craignaient davantage et devait être plus aimé et honoré des hommes.
A cette interrogation, ils firent des cris si épouvantables que la plupart des auditeurs, saisis d’effroi, tombèrent par terre. Ensuite, ces malins esprits, pour ne pas répondre, pleurèrent et se lamentèrent d’une manière si pitoyable, si touchante, que plusieurs des assistants en pleurèrent eux-mêmes, par une pitié naturelle. Ils disaient par la bouche du possédé d’un ton de voix lamentable : « Dominique, Dominique, aie pitié de nous, nous te promettons que nous ne te nuirons jamais.
« Toi qui as tant de pitié des pécheurs et misérables, aie pitié de nous, misérables. Hélas, nous souffrons tant, pourquoi prends-tu plaisir à augmenter nos peines ? Contente-toi des peines que nous endurons. Miséricorde ! miséricorde ! miséricorde ! »
[102] Le saint, sans être touché des paroles tendres de ces esprits malheureux, leur répondit qu’il ne cesserait de les tourmenter jusqu’à ce qu’ils eussent répondu à la question. Les démons lui dirent qu’ils y répondraient, mais en secret et à l’oreille, et non pas devant tout le monde. Le saint incite et leur commande de parler et répondre tout haut. Les diables ne voulurent plus dire mot, quelque commandement qu’il leur fit.
Il se mit à genoux et fit cette prière à la sainte Vierge: « 0 excellentissima Virgo Maria, per virtutem psalterii et rosarii tui, compelle hos humani generis hostes questioni meae satisfacere. – O très sainte Vierge Marie, par la vertu du saint Rosaire, ordonnez à ces ennemis du genre humain de répondre à ma question. »
Cette prière étant faite, voilà qu’une flamme ardente sortit des oreilles, des narines et de la bouche du possédé, qui fit trembler tout le monde, mais cependant qui ne fit mal à personne. Alors les diables s’écrièrent : « Dominique, nous te prions, par la passion de Jésus-Christ et par les mérites de sa sainte Mère et de tous les saints, que tu nous permettes de sortir de ce corps sans rien dire ; car les anges, quand tu voudras, te le révèleront. Ne sommes-nous pas des menteurs ? Pourquoi veux-tu nous croire? Ne nous tourmente pas davantage, aie pitié de nous.
«Malheureux que vous êtes, indignes d’être exaucés », dit saint Dominique, qui, se mettant encore à genoux, fit sa prière à la sainte Vierge : « 0 Mater sapientiae dignissima et de cujus salutatione quomodo illa fieri debeat jam edoctus est populus ; pro salute populi circumstantis rogo. Coge hosce tuos adversarios, ut plenam et sinceram veritatem palam hic profiteantur. » O très digne Mère de la Sagesse, je prie pour ce peuple ici présent qui déjà est instruit de la manière de bien dire la Salutation angélique. Forcez vos ennemis à confesser en public la vérité pleine et sincère de ce point. Il n’eut pas plus tôt fini sa prière, qu’il vit la sainte Vierge auprès de lui, entourée d’une grande multitude d’anges, qui, avec une verge d’or qu’elle tenait à la main, frappait le démoniaque en lui disant : « Réponds à mon serviteur Dominique, selon sa demande. » Il faut remarquer que le peuple n’entendait ni ne voyait point la sainte Vierge; il n’y avait que saint Dominique.
[103] Alors les démons commencèrent à s’écrier en disant : [suit ici le long texte en latin, traduit ci-après]
[104] C’est-à-dire en français : « O notre ennemie, ô notre ruine, ô notre confusion, pourquoi êtes-vous venue exprès du ciel pour nous tourmenter si fort ? Faut-il que, malgré nous, ô avocate des pécheurs qui les retirez des enfers, ô chemin très assuré du paradis, nous soyons obligés de dire toute la vérité ? Faut-il que nous confessions devant tout le monde ce qui sera la cause de notre confusion et de notre ruine ? Malheur à nous, malheur à nos princes de ténèbres. Écoutez donc, chrétiens. Cette Mère de Jésus-Christ est toute puissante pour empêcher que ses serviteurs ne tombent en enfer ; c’est elle qui, comme un soleil, dissipe les ténèbres de nos machines et finesses ; c’est elle qui évente nos mines, qui rompt nos pièges et rend toutes nos tentations inutiles et sans effet. Nous sommes contraints d’avouer qu’aucun de ceux qui persévèrent dans son service n’est damné avec nous. Un seul de ses soupirs, qu’elle offre à la Sainte-Trinité, surpasse toutes les prières, les vœux et les désirs de tous les saints. Nous la craignons plus que tous les bienheureux ensemble et nous ne pouvons rien contre ses fidèles serviteurs.
Plusieurs chrétiens mêmes qui l’invoquent à la mort, et qui devraient selon nos lois ordinaires être damnés, sont sauvés par son intercession. Ah! si cette Mariette (c’est ainsi que leur rage la faisait appeler) ne s’était opposée à nos desseins et à nos efforts, nous aurions depuis longtemps renversé et détruit l’Église et fait tomber tous ses ordres dans l’erreur et l’infidélité. Nous protestons de plus, par la violence qu’on nous fait, qu’aucun de ceux qui persévèrent à dire le Rosaire n’est damné ; car elle obtient à ses dévots serviteurs une vraie contrition de leurs péchés par laquelle ils en obtiennent le pardon et l’indulgence. »
Alors saint Dominique fit réciter le Rosaire à tout le peuple, fort lentement et dévotement, et, à chaque Ave Maria que le saint et le peuple récitaient (chose étonnante), il sortait du corps de ce malheureux une grande multitude de démons, en forme de charbons ardents. Les démons étant tous sortis et l’hérétique fut tout à fait délivré, la sainte Vierge donna, quoique invisiblement, sa bénédiction à tout le peuple, qui en ressentit une joie très sensible. Ce miracle fut cause qu’un grand nombre- d’hérétiques se convertirent et se mirent de la confrérie du saint Rosaire.